Qui a peur des communs du savoir et de la culture ?

Jean-François Nadeau s’est déplacé pour voir l’exposition sur Conrad Poirier, photoreporter : Valoriser les communs du domaine public et s’il a apprécié le contenu, il n’en a pas moins exprimé certaines réserves par rapport au projet curatorial. Lorsque nous avions échangé au téléphone, j’ai pourtant tenté de lui expliquer notre démarche en soulignant notre intention de célébrer les trésors du domaine public incarnés ici à travers l’oeuvre de ce grand photographe montréalais mort en 1968. Le journaliste-historien m’a répondu, et comme on peut le lire dans son article, que le « vrai trésor » de cette exposition résidait dans l’histoire, et que nous aurions dû faire un effort de contextualisation et de médiation qui aurait eu l’effet d’un « révélateur » historique pour une meilleure compréhension du sujet des photographies. Je lui concède ce commentaire  – et j’espère que les curateurs et curatrices qui prendront éventuellement la relève de ce projet enrichiront la proposition en ce sens. Cette exposition, qui se termine cette semaine, a été elle-même  placée sous la licence CC0 en tant que création libre et quelques institutions ont manifesté le désir de la reprendre.

Une exposition sous licence CC0

Mais je voudrais néanmoins revenir à la charge en tentant à nouveau d’expliquer pourquoi cette exposition est aussi un projet politique visant à ouvrir un espace de dialogue sur notre rapport au domaine public et plus généralement à l’accès, à l’usage et à la réutilisation de la culture et du savoir. L’exposition, et particulièrement le sous-titre sur lequel je voudrais attirer l’attention, s’intitule Valoriser les communs du domaine public . Conrad Poirier y est célébré  à titre de représentant des entrants 2019 dans le domaine public canadien. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Où voulait-on aller avec ce concept ? Je reproduis ici le texte de l’exposition que j’ai rédigé en vue de communiquer l’intention portée par le projet:

Le domaine public rassemble les oeuvres de l’esprit pour lesquelles les droits d’auteur.e sont expirés. Les oeuvres sont alors librement accessibles en tant que communs. Il est possible de les recréer, copier, modifier et distribuer sans demander d’autorisation ou payer des droits; un contexte qui crée des conditions favorables à l’accès, aux usages éducatifs et culturels, à l’innovation.

Jusqu’à ce jour, et suivant sa législation, le Canada appartient à la catégorie des pays dits «vie+50» où les droits expirent 50 ans après la mort de l’auteur.e.  Le 1er janvier de chaque année, les œuvres de ces pays dont les créateurs et créatrices sont mort.e.s il y a 50 ans entrent dans le domaine public – sauf exception.  Depuis le 1er janvier 2019, l’oeuvre de Conrad Poirier est entrée dans le domaine public comme celles de nombreuses autres entrants et entrantes.

Le défi est de repérer ces entrants et entrantes et leurs oeuvres, de les valider, de les valoriser, d’en faire la médiation, de les réintégrer dans la fabrique des idées et de la création, dans l’intertexte de la grande bibliothèque des communs, à travers des initiatives, qu’elles soient citoyennes, communautaires, commerciales ou qu’elles soient prises en charge par les institutions; comme BAnQ le pratique dans le cadre de son projet GLAM (https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikipédia:BAnQ), et plus particulièrement de son projet Poirier.

Cependant, selon les dispositions du nouvel accord commercial États-Unis-Mexique-Canada, le Canada pourrait bientôt rejoindre la catégorie des pays «vie+70». Cette situation serait susceptible de compromettre l’équilibre du droit d’auteur au Canada au détriment des usagers et de l’élargissement du territoire des communs du domaine public.

Cette exposition se voulait d’abord et avant tout une occasion d’échanger mais aussi de désigner du doigt une situation qui nous guette, dissimulée en creux dans cette entente commerciale, l’ACEUM. Celle-ci prévoit en effet qu’il n’y aura désormais plus d’expiration de masse du droit d’auteur avant 20 ans – à la façon des oeuvres de Conrad Poirier, Germaine Guèvremont,  André Laurendeau, etc. arrivées dans le domaine public en 2019 – et que le régime de protection légale sera prolongé jusqu’à 70 ans après la mort de l’auteur.e. 

L’exploitation des archives et des oeuvres  sous le mode de remix ainsi que Simon Côté-Lapointe l’a pratiquée en réalisant une  série de productions originales à partir de l’oeuvre de Conrad Poirier – et qui font aussi partie du propos de l’exposition  –  ne seront plus possibles avec de nouveaux entrants avant 20 ans. On ne pourra plus ajouter de nouveaux corpus d’oeuvres suivant les conditions actuelles, par l’extraction des collections dans Wikimedia Commons, ou des textes dans Wikisource ou dans la bibliothèque des Classiques des sciences sociales, pour prendre ces exemples de plates-formes éducatives, en raison de cette mesure entraînant des restrictions non nécessaires qui freinent l’accès, l’usage et la ré-utilisation des contenus de la culture et du savoir.

Il est sidérant de constater que cette décision complaisante n’a suscité que peu ou pas de réactions. Pourtant, les États-Unis, qui viennent de traverser vingt ans de cette fracture du domaine public, ont célébré la nouvelle avec éclat dans les plus grands journaux. Il est plutôt paradoxal d’apprendre au même moment que les Canadiens devront subir le même sort :

« Pour les américains, 2019 marque la première année depuis deux décennies qu’un grand nombre d’oeuvres protégées par le droit d’auteur gagnent le domaine public et perdent leur statut de protection, une situation nouvelle qui bénéficiera aux lecteurs et aux lectrices: “une aubaine pour les lecteurs, qui auront le choix d’un plus grand nombre d’éditions, et pour les écrivains et autres artistes pouvant créer de nouvelles oeuvres basées sur des histoires classiques sans se voir infliger un procès en propriété intellectuelle. » – Alexandra Alder, New York Times, 29 décembre 2018 (ma traduction)

De grands éditeurs comme Penguins se sont réjouis et ont insisté sur l’effet tonique de l’accès à ces oeuvres anciennes pour l’édition et le marché : « Avoir plusieurs éditions de ces oeuvres en plus d’une énergie éditoriale renouvelée derrière celles-ci élargit le marché plutôt que de le cannibaliser, (…) C’est l’occasion de donner un nouveau souffle à ces oeuvres. »

Cette suggestion est vérifiée par des études montrant que l’extension du droit d’auteur aurait un impact négatif sur les ventes et la disponibilité des livres. Entre la mort de l’auteur et l’entrée dans le domaine public, les oeuvres s’abîment dans l’antichambre de l’oubli. La journaliste du NYTimes s’appuie sur une étude conduite à l’Université de l’Illinois, et utilisant un logiciel d’échantillonnage aléatoire de livres disponibles sur Amazon, qui aurait permis de montrer que :

« Il y avait plus de nouvelles éditions de livres publiées dans les années 1910 [parce que les droit d’auteur de ces oeuvres étaient périmés] que de titres publiés dans les années 2000. Les éditeurs arrêtent souvent d’imprimer des livres qui ne sont pas vendus, mais conservent le droit d’auteur, de sorte que personne ne peut publier de nouvelles éditions. Une fois que les livres entrent dans le domaine public, une plus grande variété de nouvelles éditions redevient disponible, comblant ainsi un trou dans les archives publiques et culturelles. »

Si les journalistes ne se sont pas préoccupés de cette question, il semble que cette situation n’ait guère inquiété les juristes par ailleurs, à l’exception de Michael Geist (ma traduction):

« … le principal changement en matière de droit d’auteur pour le Canada est la prolongation de la durée du droit d’auteur au-delà du standard international de la vie de l’auteur plus 50 ans après le décès à plus de 70 ans après le décès. La durée du droit d’auteur ne pouvait pas empêcher un accord commercial majeur et le Canada avait accepté une prolongation dans le PTP initial. Cependant, le coût sera considérable, bloquant les oeuvres du domaine public pendant des décennies et augmentant potentiellement les coûts de l’éducation de plusieurs millions de dollars. Du point de vue de la politique intérieure, le changement devrait avoir une incidence sur le réexamen en cours du droit d’auteur, car la prolongation de la durée du contrat est l’une des principales demandes des titulaires de droits et des préoccupations des utilisateurs. La prolongation modifie l’équilibre du droit d’auteur au Canada et devrait être prise en compte dans les réformes futures, y compris concernant les avantages de l’extension de l’utilisation équitable afin de rétablir l’équilibre. »

Dans une  autre discussion à ce sujet avec un collègue versé dans les questions de droit, ce dernier suggérait que le gel de l’expiration du droit d’auteur n’était « pas grave » pour le milieu de la culture/création et de l’éducation. En effet, ces acteurs et les actrices disposaient désormais des exceptions au droit d’auteur leur garantissant des conditions si favorables pour l’exercice de leurs activités que cette nouvelle décision n’aurait, en définitive, que peu ou pas d’impact.

Je ne voudrais pas entrer dans un argument légaliste et contribuer à renforcer un discours qui fait que l’art, à l’aune de ces pratiques, devient soluble dans le droit qui lui-même est soluble dans la pensée néolibérale, mais je voudrais partager trois convictions, disons trois savoirs d’usage.

D’abord, il est troublant de constater que l’argument de mon collègue donne à penser que les exceptions éducatives au droit d’auteur deviennent une assise pour légitimer une perte de capacités et de libertés pour les usagers/usagères que représente la prolongation du droit d’auteur.

En outre, je voudrais faire valoir que, malheureusement, le cadre des exceptions n’est pas maîtrisé par les acteurs et les actrices du monde de la culture/création aussi bien que par ceux et celles de l’éducation. La complexité de l’appareil des exceptions n’est pas praticable ou utilisable pour reprendre un concept en design de l’expérience utilisateur. Et ces obstacles, en termes d’utilisabilité, induisent des comportements qui tendent à limiter des usages même légitimes. Les décisions des archivistes, des bibliothécaires, et autres gens de l’éducation ou de la création libre, lorsque vient le moment d’exploiter ces contenus, sont prises de manière à éviter toute formes de tracas au nom d’un  « principe de précaution ». La conférence de Annaëlle Winand lors d’une des activités de médiation sur l’exploitation artistique des archives a aussi souligné le rôle dissuasif de ce « principe de précaution ».

Un autre collègue et professeur de droit, Pierre Trudel, a proposé, au moment d’un échange à ce sujet lors de la Semaine de la liberté d’expression, que cette mesure était destinée à calmer le jeu auprès des créateurs et des créatrices que la transformation numérique afflige. Mais que gagnent réellement les personnes liées au domaine de la création avec une telle concession sur le domaine public sinon un placebo, un remède qui n’en est pas un ou qui les chloroforme à dessein ? Il n’en ressortira pas plus d’argent pour ceux et celles qui ne seront plus de ce monde, mais certainement une confortable avance sur l’oubli.

Pendant ce temps, les créatrices et les créateurs qui sont déjà moins de 10% aujourd’hui à vivre de leur activités – si on prend l’exemple des gens de lettres – ne sont pas accompagné.e.s dans une véritable réflexion sur la culture numérique, adéquatement informé.e.s quant aux moyens de contribuer aux nouvelles formes de productions culturelles et d’y trouver leur compte. À qui ces faux-semblants, l’emphase actuelle placée sur le régime du droit d’auteur, cette alliance d’intérêts rapportent-ils ? Aux ayants-droits qui sont le plus souvent des industries, aux compagnies comme Copibec qui gèrent, souvent de manière opaque, les droits, aux nouvelles compagnies qui développent des algorithmes pour retracer les usages illégaux, et aux avocats qui prendront la relève de ces dernières pour la poursuite – aux frais et aux dépens des créateurs et des créatrices ?

C’est vrai que l’on aurait pu faire mieux pour contextualiser l’histoire dans le cadre de l’exposition, mais il était aussi urgent de lever le voile sur des enjeux actuels touchant la sphère publique alors que l’on entrevoit l’étau se resserrer sur nos libertés en matière d’accès aux communs de la culture et du savoir et aux usages qui les fondent.

Ressources

Pour répondre aux questions touchant le domaine public canadien, un ensemble de ressources a été constitué. Elles peuvent être consultées et bonifiées grâce à l’apport de chacun.

  • D’abord, un glossaire du domaine public au Canada réunit les mots du vocabulaire parfois technique utilisé dans les discours actuels.
  • Ensuite, un cas pratique illustre simplement ce que les conditions et les termes du droit d’auteur, au carrefour de la création et du droit, peuvent représenter pour une créatrice canadienne fictive, et comment ceux-ci peuvent être mis en perspective sur une ligne du temps.
  • Enfin, une foire aux questions vise à faciliter la compréhension de ces enjeux et à offrir des pistes de réponse. Même si nous ne sommes pas juristes, nous avons essayé de rendre plus utilisables les termes du débat.

Exposition

L’exposition Conrad Poirier, photoreporter : Valoriser les communs du domaine public au Carrefour des arts et des sciences de l’Université de Montréal se terminera le 29 mars prochain.

Aujourd’hui, le 25 mars se tiendra la dernière activité de médiation autour de l’exposition qui portera sur Les usages de Wikicommons.

Pour aller plus loin

Image : Photographie de Conrad Poirier, domaine public

2 réponses à « Qui a peur des communs du savoir et de la culture ? »

  1. Le texte de Nadeau est vraiment décevant. Aucune fois Commons n’est souligné, ni même commun-s.

    Finalement, tu ne réponds pas à la question de ton titre.

  2. Avatar de Bibliomancienne
    Bibliomancienne

    🙂 C’est vrai que je laisse planer la réponse, mais on la trouve, je pense, dans ces questions qui n’en sont pas vraiment : «À qui ces faux-semblants, l’emphase actuelle placée sur le régime du droit d’auteur, cette alliance d’intérêts rapportent-ils ? Aux ayants-droits qui sont le plus souvent des industries, aux compagnies comme Copibec qui gèrent, souvent de manière opaque, les droits, aux nouvelles compagnies qui développent des algorithmes pour retracer les usages illégaux, et aux avocats qui prendront la relève de ces dernières pour la poursuite – aux frais et aux dépens des créateurs et des créatrices ? » Mais aussi, dans la réflexion sur le principe de précaution qui régit les décisions des acteurs des milieux documentaires/éducatifs/culturels aujourd’hui.

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