[note de lectures] Apprendre et se former dans les bibliothèques : Histoire des discours éducatifs en France et ailleurs

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Les bibliothèques publiques sont largement interpellées dans la planification des villes intelligentes ou apprenantes. Rien d’étonnant puisqu’elles sont traditionnellement identifiées à des lieux de savoirs et de culture. Pourtant la signification de ce rôle historique s’est modulée dans le temps, et aujourd’hui, cette fonction se réinvente encore une fois dans le monde des réseaux. Le sujet des bibliothèques en transition est vaste et fascinant, et différentes lectures permettent de mieux comprendre la relation que celles-ci ont entretenu avec le domaine de l’éducation à travers l’histoire afin de mettre en perspective le discours éducatif émergeant dans certains grands textes politiques actuels et qui fondent un nouveau projet pour les maisons du savoir.

À lire

Apprendre et se former dans les bibliothèques : La mission éducative des bibliothèques municipales par Nicolas Beudon, sous la supervision d’Anne-Marie Bertrand. ENSSIB, 2009.

Cette excellente thèse fait un survol historique, analyse différents discours parfois concurrents, et explore l’action éducative actuelle dans les bibliothèques au moment où la formation continue devient un enjeu majeur. L’auteur fait le constat que les bibliothèques sont «à la croisée des chemins». Publiée en 2009, la thèse propose les Idea Stores londoniens parmi les modèles qui se distinguent en vue de renouveler la stratégie éducative.

Voici une synthèse libre à partie de mes notes de lecture du premier chapitre (pp. 5-34) :

Dewey ou Morel définissait les bibliothèques comme des « écoles » ou des « universités populaires ». Selon Coupé, auteur d’un rapport sur les bibliothèques, elles devraient être « l’école de tous les citoyens. »

Si la bibliothèque est une école, c’est une école sans maître ni élève. Quel peut être le sens de sa « mission éducative » dans de telles conditions? Le problème n’est pas de savoir si l’on peut apprendre des choses dans une bibliothèque, c’est évidemment le cas, mais de définir l’action possible des bibliothèques en matière d’éducation, qui semble
aussi nécessaire que difficile à cerner dans ses modalités concrètes.

Et pourtant, la bibliothèque se définit surtout contre l’école, ou alors, c’est l’autre école, celle de l’émancipation sociale. Celle qui s’adresse aux adultes quelque soit leur niveau de scolarité, leurs revenus. Celle où nul n’est captif, et qui n’impose pas de discipline, sinon de l’autonomie pour favoriser une appropriation du savoir, en le personnalisant, et qu’on désigne par l’autodidaxie, l’autoformation, l’éducation permanente ou populaire, la formation continue ou la formation tout au long de la vie. Autant de pratiques et de publics hétérogènes qui vont de «l’autodidaxie savante de l’érudit, au besoin d’alphabétisation des personnes exclues du système scolaire, en passant par la reconversion professionnelle contrainte du salarié « flexible ».»

Avec l’essor de la formation continue et l’urgence de développer les capacités numériques des citoyens d’aujourd’hui, il y a là des opportunités réelles. Et des défis : comment demeurer ce lieu alternatif, refuge de ceux qui n’aiment l’école ou qui n’y trouve pas leur compte tout en s’adaptant aux nouvelles demandes?

Mais si la bibliothèque se conçoit idéalement comme l’autre école, lorsque l’on approfondit sa relation avec le domaine éducatif, une réalité plurielle et complexe se dégage. La bibliothèque revendique avec force son rôle éducatif pour assurer sa légitimité, mais parfois, au-delà de la rhétorique, peu d’actions concrètes viennent appuyer ce qui autrement n’est qu’un alibi (p. 15).

Le discours de la prescription

La rapport avec l’école varie à travers différents discours dont celui de la prescription qui est associé aux premiers établissements et où la bibliothèque se situe dans le prolongement de l’école, son complément. L’héritage paternaliste du XIXe siècle structure ce modèle qui encadre le lecteur, le contrôle et l’oriente vers du matériel instructif, les « bonnes lectures ». [Ce modèle plus propre à la France qu’aux pays anglo-saxons, trouve aussi des échos au Québec avec les bibliothèques paroissiales destinées à compléter l’enseignement de l’église, bien plus encore que celui de l’école].

Le discours de l’acculturation

Dans les années 60, ce modèle de la bibliothèque incarnera pour la nouvelle génération de bibliothécaires, un contre-modèle auquel on opposera la démocratisation culturelle, l’exploration littéraire au-delà de l’offre légitimée, le refus de l’infantilisation, la valorisation de la diversité des productions et de la sérendipité au coeur de la pratique de la lecture. À la vision réductrice de la prescription, le modèle de l’acculturation qui prendra la relève en invoquant une approche de la lecture différente de celle de l’école dédiée à l’utile. La mission éducative de la bibliothèque est redéfinie : Elle se consacre désormais à remédier aux possibles méfaits de l’école avec ses leçons récitées, ses manuels et son lot de lectures rébarbatives, en transmettant essentiellement le plaisir de lire. Les bibliothèques jeunesse porte ce nouveau discours militant qui tend à déscolariser progressivement la lecture par l’injonction au plaisir, par la mise en valeur des collections, et plus généralement à travers l’aménagement des espaces, de moins en moins studieux ou institutionnelle, s’inspirant de l’univers domestique, déployant sa convivialité notamment en explorant librement l’éventail des postures de lectures.

Si l’époque tend à opposer la culture et la formation, et si les bibliothèques se perçoivent alors davantage comme des lieux de culture plutôt que d’éducation, elles ne renoncent pas à toute fonction éducative, mais ses acteurs cherchent à repenser radicalement les contours de celle-ci dans une trame nouvelle, spécifique, résolument hédoniste. L’animation culturelle engagée auprès des lecteurs «actifs» ou créatifs» devient le dispositif clé de cette re-conception qui permet «d’intégrer les pratiques des autodidactes, sans mimer pour autant le fonctionnement des lieux de savoirs traditionnels.» (p.25)

Qu’est-ce qu’on entend par animation ?

Emprunté à l’éducation populaire qui au même moment quitte le domaine éducatif pour le développement culturel, il désigne l’ensemble des activités collectives organisées dans la bibliothèque, encadrées et mises en œuvre par des bibliothécaires ou des prestataires extérieurs (comme des conteurs), de l’atelier d’arts plastiques à l’heure du conte. Cette idée d’animation peut être étendue aux adultes, c’est essentiellement ce que désigne le terme actuel d’« action culturelle » : conférences,expositions, rencontres et débats, ateliers d’écriture, clubs de lecture, cafés philo, etc.

Le discours de l’autoformation

Le discours de l’autoformation est aussi un produit des années 60. Mais le terreau anglo-saxon a été plus fertile pour l’accueillir avec sa culture de la self-education et la confiance native dans les bibliothèques publiques, tel que l’exprime William Ewart l’établit en imposant le décret assurant le droit pour toute ville d’avoir une bibliothèque publique :

Il y a deux sortes d’éducation : celle qui est donnée dans les écoles et celle qui est acquise par les individus eux-mêmes […] L’éducation qu’un homme se donne lui-même est bien plus importante que celle qu’il peut recevoir d’un professeur. Dans les bibliothèques publiques, la possibilité d’un « auto enseignement » serait offerte aux classes laborieuses. (p. 26)

La bibliothèque est l’université du peuple. Et jusqu’à un certain point, l’université est au service de la bibliothèque, et non l’inverse. Dewey évalue le succès de l’éducation par la capacité d’un individu à chercher dans la bibliothèque :

Dans les meilleurs collèges, des séminaires surgissent dans tous les départements. Le but principal des cours est d’apprendre aux étudiants à travailler en bibliothèque et lorsque quelqu’un est capable d’utiliser intelligemment une vaste documentation bibliographique et sait trouver rapidement et avec précision dans une bibliothèque ce qu’il recherche, il peut se vanter d’avoir une bonne éducation.

En France, c’est à travers la notion d’éducation permanente se substituant à celle d’éducation populaire ou post-scolaire, que l’idée de formation et d’autoformation voit le jour. L’éducation permanente rassemble un fourre-tout qui comprend la culture générale, l’information, la mise à jour professionnelle, etc.

Jean Hassendorfer tentera de traduire dans les bibliothèques l’approche de l’éducation permanente et le modèle de l’autoformation anglo-saxon. La bibliothèque devient un centre documentaire offrant une variété de nouveaux documents (films, cassettes, bandes magnétiques, etc.) qui renouvelle son action éducative. C’est sur cette base, documentation et autoformation, que s’est érigée la médiathèque française. Ce n’est qu’avec l’apparition de la BPI, en 1977, avec sa «médiathèque de langues», puis les didacticiels de bureautique, la mise à nouveau scolaire, l’apprentissage du code de la route que cette vision se concrétise véritablement. La médiathèque de la Cité des sciences poursuivra cette voie avec des logiciels éducatifs, pour les enfants, puis les adultes, et les professionnels de l’éducation, puis son carrefour numérique pour l’accès aux nouvelles technologies. Ce lent développement d’abord fragmentaire mis près de 30 ans à prendre formedes années 70 jusqu’en 2000, à se consolider et se structurer. Au passage, la notion d’éducation permanente fut remplacée par celle de formation continue, puis celle de formation tout au long de la vie. Des concepts qui semblent « se recentrer sur des enjeux économiques plus terre à terre : l’insertion économique, la croissance économique. », mais qui se sont étiolés sans réussir à établir «un discours pertinent» :

En matière de lecture publique […] la France reste [durant le XXe siècle]loin derrière ce qui se fait en Angleterre, aux Etats-Unis ou aux Pays-Bas […] On ne cesse de mettre en avant des expériences pilotes ou de décrire des réalisations ponctuelles remarquables, d’autant plus exemplaires qu’elles sont uniques et sont comme l’arbre qui cache l’absence de la forêt (Jean Hébrard et Anne-Marie Chartier).

L’éclectisme des expériences françaises qui se sont succédées ont contribué à alimenter un statu quo et une nébuleuse qui gênent la constitution d’un nouveau discours à inventer en dehors de ces notions comme l’autoformation, et qui peinent à s’appuyer sur une véritable assise professionnelle et à rendre compte des nouveaux usages. [La situation des bibliothèques québécoises semblent les rapprocher du contexte français dans la recherche d’un discours éducatif à renouveler qui explore d’autres avenues, d’autres représentations que celles désormais datées de l’«autoformation». ].

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