Des places qui créent du capital social

Dans un échange avec une personne que j’estime au sujet des bibliothèques troisième lieu, on me signalait que le concept de sphère publique habermassien, exposé ici et ici, était petit-bourgeois et que cette fonction était l’apanage d’une élite. Je ne suis même plus certaine de me rappeler ce que « petit-bourgeois » signifie mais l’usage est encore bien répandu du côté de Paris, on dirait. Je vais demander à mes parents à mon retour, mais j’ai bien compris que ce n’était pas un compliment.

Par contre,  je revendique le droit de vérifier ceci et de voir si on ne peut pas désembourgeoiser le concept et la mécanique de la sphère publique qui donne naissance à l’espace démocratique. Après tout, les théories ne sont pas des objets fixes, on peut les interpréter, et heureusement, les améliorer surtout dans le contexte où il s’agit ici d’une application non-habermassienne, en ce qu’elle concerne les bibliothèques, un cas sur lequel Habermas, s’il les a fréquentées,  ne s’est pas penché.

Cela dit je voudrais attirer l’attention sur un autre corpus littéraire fondationnel sur la bibliothèque qui concerne la théorie de création du capital social. Cet horizon théorique pourrait être pertinent pour décrire les enjeux politiques de cohésion sociale qui sous-tendent le développement des bibliothèques troisième lieu par exemple surtout si on a disqualifié Habermas et son institution petite-bourgeoise.

Je vais résumer et traduire  les grandes lignes de cette approche à partir d’un article paru dans Library Hi Tech, Vol. 27, no 3 (2009) et qui s’intitule: Public Libraries: places creating social capital par Andreas Varheim, professeur en Norvège dans la Faculty of Humanities.

Un des objectifs de cette publication est de montrer que la contribution possible des bibliothèques à la création de capital social est importante pour la pratique des bibliothèques en particulier et,  en général, pour les études portant sur la création de capital social au sein des sciences humaines.

Varheim, et ici je traduis sommairement différents extraits, suggère que les bibliothèques publiques ont la capacité d’accommoder une diversité d’usagers, ce qui contribue à la promotion de relations de confiance (trust) entre une diversité de personnes et, à travers ce processus de co-apprentissage, de cohabitation, elles favorisent la création d’une confiance généralisée à l’égard des gens. Il est documenté que la diversité entre les communautés culturelles, les inéquités socio-économiques, les différences ethniques, la corruption, les services sociaux qui sont répandus plus ou moins universellement, selon les endroits, tendent à créer de la méfiance entre les citoyens, et à faire décroître la cohésion sociale et le capital social. On comprend que le capital social est entendu comme une confiance générale partagée entre les citoyens d’une société. Or, il semble que cette perception et cette disposition sociale favorable entre les gens soit très inégalement répandue.  Il n’y aurait que quelques pays dans le monde seulement où une majorité de la population croit que l’on peut faire confiance aux autres.

En revanche, la bibliothèque, est une institution unique en cela au sein  de la communauté locale: elle se distingue comme  une place ouverte, un lieu de rencontre pour des traditions et des croyances d’une grande diversité, ce qui la qualifie pour la création de relations de confiance, de cohésion et de capital social.

L’intérêt de la recherche dans ce cas consiste à comprendre comment, par quels mécanismes, la bibliothèque arrive à ces résultats grâce à son caractère inclusif, son ouverture, son potentiel de création de la confiance.

Différentes explications sont considérées. Ainsi, Varheim propose notamment, 1) la perspective sociale sur la génération de la capital social. Dans ce cas, on met l’emphase sur les processus d’interaction face à face entre les gens, sur les contacts entre différents groupes sociaux ou ethniques, classes sociales, etc. en posant que ces échanges favorisent la confiance et le degré de capital social. Or, peu d’institutions, à la manière de la bibliothèque,  peuvent prétendre à être candidates pour satisfaire les conditions d’une interaction sociale positive.

2) La perspective institutionnelle sur la création de capital social. Selon ce point de vue, on fera valoir que des politiques publiques impartiales, justes, non corrompues accroît la confiance dans les politiques et les institutions et que cette confiance se transforme en confiance généralisée. Plus précisément, des politiques et des institutions publiques qui procurent le même niveau de service à tous, avec aussi peu de contraintes que possible, arrivent à donner aux personnes le sentiment d’être traitées équitablement et, partant, comme des membres égaux de la société.  Ceci crée la confiance dans l’institution et de la confiance entre les gens d’une façon générale. Là encore, notamment en raison de l’universalité de sa mission et de ses services, la bibliothèque se positionne comme un cas type à considérer pour ce secteur de recherche.

Toutefois, on reconnaît que peu d’études ont été menées pour vérifier ces hypothèses, intéressantes au demeurant, sur l’impact des bibliothèques dans nos sociétés.

Évidemment, pour peu que ces hypothèses tendent à être validées, le projet serait de contribuer au plan pratique – en exploitant les caractéristiques du troisième lieu et en s’ouvrant encore à des publics mal desservis – à amplifier et à bonifier ces potentialités de place ouverte, de lieu de rencontre et d’interactions pour des traditions et des croyances très diverses,  qui soient apte à créer de la confiance, de la cohésion et du capital social.

| Le jeu d’échec à la bibliothèque de Rotterdam |

3 réponses à « Des places qui créent du capital social »

  1. une pensée de Petit-Bourgeois: Généralement employé pour signifier que la personne est en dehors de la réalité sociale de la masse. Qu’elle vit dans un univers protégé où la morale de bon comportement, de société où les gens quand la chance leur est donnée devraient naturellement se tourner vers le bon côté des choses.

    Une exemple de pensée petit bourgeois : « Si nous créons avec des fonds publics, des espaces culturels, etc. les gens vont naturellement affluer pour se cultiver, pourquoi devraient-ils refuser cela ?  »

    La cohésion sociale est très très différente selon les pays, les valeurs d’éducation, et l’évolution économique. Bien que cela fasse longtemps que j’ai quitté la France (10 ans) et que j’ai vécu entre Japon et Canada. Je suis quotidiennement surpris au Québec et au Japon par la docilité des gens, l’« honnêteté » face aux structures collectives et même privée. C’est même très difficile à accepter pour moi. Cela ne tient pas du réflexe naturel.

    En espérant que cela aide à comprendre. Ah oui autre chose pour comprendre le contexte du qualificatif, les français sont en général très directs sur les débats d’idées, sanguins, … ce qui aussi est quelque chose qui m’a valu parfois des troubles ici, car mes idées étaient exprimées trop brutalement.

    Donc ne pas trop prendre à cœur l’épithète en question 😉

  2. […] certainement le concept de bibliothèque troisième lieu si bien expliqué dans une série de billets par ma collègue Marie D. Martel. Il s’agit d’un modèle des plus intéressants qui […]

  3. […] Des places qui créent du capital social […]

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